Réquisitoire contre José Giovanni

 

 

13 janvier 1983

 

 

 

Françaises, Français,

Corses, Corses,

Mon président mon chien,

Monsieur l'avocat le plus bas d'Inter,

Mesdames et messieurs les jurés pourris d'office,

Public chéri, mon amour.

Bonjour ma colère, salut ma hargne, et mon courroux... coucou.

 

Voilà. C'est arrivé. Ça devait arriver. C'est arrivé.

Depuis plusieurs jours, déjà, je sentais que cela arriverait. Il y a des signes avant-coureurs qui ne trompent pas. C'était dans l'air. Alors voilà.

Qu'est-ce qui est arrivé, direz-vous? La gauche? Zorro? Le retour d'Aragon? Le beaujolais nouveau? Le TGV ? Le jour de gloire ? Non.

Il est arrivé ce qui devait arriver un jour ou l'autre depuis les temps immémoriaux où je m'écartèle quotidiennement les sphincters cérébraux pour pondre, ici, tant bien que mal, de laborieux réquisitoires haineux contre des gens que je ne hais même pas, il est arrivé, disé-je, ce qui devait arriver : aujourd'hui, monsieur le président, cher maître, cher accusé, chers jurés, cher public, je n'ai strictement rien à dire. Je suis comme frappé d'hypotension réquisitoriale et d'inappétence inquisitrice, tari, creux, vidé, exsangue, en panne, décrébré, sous-procural, subéreux, non-pensant, débranché, sous-demeuré, cataleptique, hypo-courroucé, sub-colérique et non-hargneux, inexistant, pétrifié, raplapla, tribuno-dépressif, barbitural, anorexique, flagada, neurasthénique, sub-léthargique, semi-lunaire et para- légumineux. Ne cherchez pas à rayer la mention inutile, il n'y en a pas. J'ai beau me forcer, j'ai beau me pousser l'âme au cul, me plonger dans le dossier de l'instruction jusqu'à frôler la noyade par hydrocution du cortex dans l'eau trouble de votre curriculum vitae, je ne parviens pas à fixer mon attention chancelante sur votre cas que je connais pourtant bien, monsieur Joseph Giovanno.

Je lis dans votre dossier que vous vous réjouissez de l'abolition de la peine de mort, eh bien, je vous le dirai en un mot comme en cent, ça m'est complètement égal. Incroyable mais vrai : je m'en fous. Je vois aussi que vous vénérez Napoléon parce que vous êtes corse, ce qui constitue, à mon sens, la raison la plus totalement incongrue d'aimer Napoléon ! C'est pas parce qu'elle est née à Boston que ma sœur vénère l'Étrangleur, mais bon, de toute façon, je m'en fous à un point que vous ne pouvez même pas imaginer. Vous vénéreriez la guillotine et seriez pour l'abolition de Napoléon parce que vous êtes belge que je m'en foutrais exactement autant.

Vous dites plus loin que vous n'aimeriez pas mourir dans votre lit, mais entre nous, je vous le demande du fond, du cœur, qu'est-ce que ça peut me faire, du moment que vous ne venez pas mourir dans le mien ?

Une seule fois j'ai failli me réveiller, c'est en prenant connaissance d'une réponse que vous avez faite à l'instruction : à la question « Quel est votre compositeur favori ? », vous avez répondu : « Aranjuez et ses concertos. » C'est légèrement rigolo quand on sait qu'Aranjuez n'a jamais écrit un seul concerto, pour la bonne raison qu'Aranjuez est le nom d'une ville, et non pas du compositeur. Lequel se nommait Joachim Rodrigo et composa Le Concerto d'Aranjuez, cette lourde roucoulade sirupeuse, en l'honneur des jardins luxuriants de cette vieille cité des bords du Tage. Alors, quand vous dites : « J'aime Aranjuez et ses concertos, je pourrais les écouter des heures, des jours, des mois sans m'en lasser jamais », là, j'avoue que malgré l'extrême profondeur de ma somnolence je suis au bord d'être réveillé par l'incontrôlable agacement de mes zygomatiques. Comprenez-moi, monsieur Giovanna : je ne ris pas de votre inculture musicale. Moi-même, comme vous, je serais incapable de dire qui a écrit le Boléro de Ravel et où s'est passée la bataille de Marignan. Il va de soi que nos petits trous de culture, comme toutes les autres formes de notre pauvreté, ne prêtent pas à rire. Ce qui me secoue le diaphragme malgré ma torpeur, c'est d'imaginer que vous puissiez écouter des heures, des jours, des mois, des concertos qui n'existent pas. Remarquez que je m'en fous aussi du moment que vous n'abîmez pas ma platine en venant les écouter chez moi. D'ailleurs moi, je n'écoute que la musique de madame Claire de Lune. J'adore toutes ses sonates.

A ce stade de l'expression somnifère de ce réquisitoire moribond frappé au sceau de l'incompétence par la torpeur où m'a plongé la Tsé-tsé des prétoires, dont la cuisante morsure sournoise, sous la robe austère de la justice, a éteint en moi toute velléité de viol de conscience ou de détournement de majeurs, ça y est, j'ai paumé le début de ma phrase... Ah oui, Dieu me tripote (merci mon Dieu), à ce stade de ce réquisitoire sépulcral, je me console en constatant, d'après les révélations dignes de foi de ma montre c'est-trop-con- à-quartz, que je suis tant bien que mal parvenu à boucher un trou de cinq minutes sans jamais dire quoi que ce soit qui puisse intéresser qui que ce soit ici, et qu'il suffirait à présent que je vous lise ma dernière quittance de gaz, pour que sonne enfin le grelot présidentiel avant-coureur de l'inénarrable minute d'expression corporelle des ballets de Lisbonne qui me permettra de me recoucher enfin. Aussi bien, sans plus attendre, vais-je vous lire ma dernière quittance de gaz.

« Électricité de France - Gaz de France, EDF R. C. Paris B 522 081 317, GDF R. C. Paris B 542107651. » C'est le titre. « Première tranche ou pointe ou heures pleines: 1654,1 859 kilowatts. Autres tranches, ou heures creuses : 3204. » C'est quand on baise avec la lumière allumée : ce n'est pas 3204 coups, non, c'est 3 204 kilowatts.

Je constate, hélas, si j'en juge par la profondeur bovine des regards du jury, que ma vie privée ne vous intéresse pratiquement pas. Ah, bien sûr, si au lieu de payer mon gaz ou d'aller acheter ma baguette bien cuite au bout de la rue comme tout le monde, si au lieu de trottiner platement dans l'existence banale de monsieur Tout-le-monde, j'étais un héros de José Giovanni, là, alors, oui, vous seriez passionnés. Vous aimez ça, hein, les grosses brutes viriles avec des poils aux pattes qui se bourrent la gueule à l'alcool à brûler en descendant le Niagara, ça vous excite les hypertrophiés du deltoïde qui s'éventrent à l’Opinel pour tuer le temps entre deux fusillades. Ça vous fait bander les bûcherons velus façon King Kong, qui se défoncent la tronche à coups de pioche les jours fériés, au lieu de regarder le film sur la Une, et qui finissent par mourir, légèrement vivisectionnés, en balançant, par-ci par-là, par-delà l'écran, les sempiternelles banalités sensiblardes du mélo phallocratique, et autres lieux communs poilus qui célèbrent immanquablement ces vibrantes manifestations sirupeuses et culturistes de l'amitié virile, avec un grand Vi, si j'ose m'exprimer ainsi. A propos de grand vit, monsieur Giovanni, j'ai vu récemment le gland des Siciliens, on voit pas beaucoup la fève des Siciliennes, là-dedans.

Donc, monsieur Giovanni, vous êtes coupable. Mais votre avocat vous en convaincra mieux que moi.

 

José Giovanni: Ancien taulard qui s'est rempli les poches en faisant son trou.

Requisitoires du tribunal des flagrants delires
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